Ornella à la Cité Gély © Marielle Rossignol
AUTOUR DE PINK !
UN PROJET DE TERRITOIRE
En mars 2019, La Compagnie La Chouette Blanche décide de poser ses valises à la cité Gély pour entamer une résidence artistique de territoire au long cours, en même temps qu’ouvre le théâtre La Vista / La Chapelle. Une grande aventure commence alors pour nous dans ce quartier. Tout de suite, nous avons eu envie de nous immerger dans la vie de la cité, de rencontrer les habitants et surtout les femmes de la communauté gitane. Nous ne connaissions pas grand chose de cette culture et un monde différent apparaissait loin des clichés ou fantasmes qui habitaient notre imaginaire.
Ici tout est imprévisible ! Très vite il a fallu s’adapter à des situations inhabituelles et souvent rocambolesques, faire confiance au hasard, se débarrasser de certaines exigences et certitudes pour accueillir ce qui arrivait. Les notions de long terme, de régularité et de ponctualité ont été aussi très vite remises en question. Il a fallu adopter un autre rapport à la temporalité. Nos habitudes étaient bousculées et c’est parce que nous acceptions cette place que quelque chose d’essentiel pouvait exister.
Immédiatement, nous avons invité les femmes gitanes à entrer dans le théâtre. Nous avons réalisé que pour faire en sorte qu’elles s’emparent du théâtre, il ne suffisait pas de les inviter à y voir une pièce. Nous avons organisé une soirée dansante, « une boum gitane », réservée aux femmes du quartier. Ce format s’est très vite imposé comme un rendez-vous régulier et très attendu, véritable espace de liberté pour elles (sécurisé, au cœur du quartier, mais sans hommes et sans enfants), mais aussi lieu de mixité et de rencontre entre gitanes et « pailles » (non gitanes).
Petit à petit, les femmes gitanes nous ont ouvert leurs maisons puis leurs cœurs. Et de ces rencontres est née une drôle d’amitié, une tendresse toute singulière, faite de pudeur et de respect, une relation de confiance et de curiosité mutuelle qui rapproche, malgré la distance entre nos deux cultures.
En parallèle, ce lien qui nous unissait à la communauté était aussi renforcé par les actions artistiques que nous imaginions. La réalisation du court métrage Adelante ! nous a permis d’entrer dans la question épineuse de l’égalité entre les femmes et les hommes. La mise en place des ateliers de théâtre a soulevé les questions existentielles émanant des textes dramatiques comme Les trois sœurs de Tchekhov. Les ateliers de lectures pour les enfants, qui choisissaient la fenêtre plutôt que par la porte pour entrer ou sortir de la salle, ouvrait le chemin d’un imaginaire rempli d’humour et d’audace qui inspirait notre travail.
En 2023, la compagnie poursuit sa résidence en complicité avec le Théâtre La Vista / La Chapelle. Il s’agit désormais de « sortir de la Cité » en diffusant des émissions autour de la culture gitane par le biais d’une webradio, en amenant les habitants de la cité à aller voir des spectacles dans des théâtres de Montpellier et ses alentour, en jouant hors du territoire une création participative mêlant gastronomie, collectage et théâtre, …
Il s’agit de continuer à « entrer dans la cité » en y faisant pénétrer des personnes extérieures à la communauté, lors de soirées dansantes, lors de représentations mettant en jeu des habitants.tes du quartier.
Ces actions ont pour objectif de favoriser la mixité culturelle et participer au désenclavement du quartier en permettant la rencontre entre gitan.es et non gitan.es. Elles concourront également à donner une autre image de la communauté gitane en mettant en valeur sa créativité et en lui donnant la parole. Elles permettront enfin une mobilisation des femmes et des jeunes du quartier autour de ces projets.
Azyadé Bascunana, metteuse en scène
UN DOCUMENTAIRE PHOTOGRAPHIQUE AU LONG COURS
“Pour obtenir ce que tu souhaites, il te suffit de devenir humaine toi-même.”
La Petite Sirène, Walt Disney
Ornella a grandi et vit à la Cité Gély, un quartier sensible de Montpellier, dans lequel près de 2500 gitan.es cohabitent dans une grande pauvreté avec les dealeurs de drogue. Ce n’est pas au pied de sa tour d’immeubles que je l’ai rencontrée. Mais sur la scène du théâtre La Vista (L’ancienne Chapelle de la Résurrection, située au cœur de la Cité, a été désacralisée en 2006 et transformée en un théâtre jeune public). À l’instant où je l’ai vue éteindre sur son portable le dernier tube de Jul pour lire à haute voix un texte de Tchekhov, j’ai compris que cette femme avait quelque chose de spécial.
Ornella est parfaitement gitane. Descendante du peuple romanichel et des gitans catalans, avec ses grands yeux verts et ses cheveux noirs de geai, son côté “bling bling” et son sac à main Walt Disney, elle ne dépeint pas au sein de la communauté. À quelques détails près : Ornella a 30 ans, elle n’a pas d’enfants, vit chez ses parents et travaille. Elle fait du ménage et de l’accueil du public au théâtre La Vista. Sans bac ni brevet en poche, elle est engagée dans une démarche de VAE en médiation culturelle. Mais surtout, elle s’apprête à monter sur les planches.
À la faveur de la crise Covid, alors que le théâtre était fermé et sans public, Azyadé Bascunana (artiste associée en résidence de territoire depuis 3 ans sur le quartier) lui a proposé de monter sur scène et de faire des essais. Elle a eu un tel coup de cœur qu’elle a décidé d’en tirer un spectacle intitulé Pink !. Comme une sorte de mise en abîme de sa propre vie, ce spectacle dont Ornella tient le rôle principal parle de la rencontre entre deux mondes, de la condition de la femme gitane, de sa place dans la communauté et de celle qu’elle peut se faire dans le monde extérieur.
Dès les premiers moments, une évidence s’est imposée : Ornella a un rapport très singulier au théâtre qui pour elle est incarné tout particulièrement par celui dans lequel elle travaille. Ce lieu, elle le connaît par cœur. Petite, elle y a été baptisée. Adulte, elle le nettoie, le bichonne, le parcourt dans ses moindres recoins. C’est parfois son refuge : elle s’y entoure d’une équipe bienveillante et transforme sa porte d’entrée en un écran derrière lequelle elle peut se cacher au cœur de son quartier. C’est enfin sa porte vers l’autre monde, celui duquel elle rêve et dans lequel elle s’adonne à ce jeu grandeur nature où elle incarne une femme libre.
Le simple jeu devient petit à petit une carrière potentielle. Le rêve une réalité à toucher du doigt. Elle, elle est de plus en plus à l’aise dans un monde qui à priori n’était pas fait pour elle. Mais le quartier ne disparaît pas pour autant. Si le cas d’Ornella est encore singulier au sein de sa communauté, parfois décrié par les anciens, elle incarne parfaitement une nouvelle génération de femmes qui s’autorisent à évoluer dans le monde extérieur, sans pour autant renier d’où elles viennent.
Depuis un an, je suis rentrée dans la vie d’Ornella. Elle a accepté de m’en ouvrir doucement les portes pour documenter l’histoire d’une femme qui vacille entre deux mondes radicalement opposés, poussée par ses rêves et retenue par un déterminisme social qui fait aussi toute sa richesse. Pour ce projet qui ne fait que commencer, je vais suivre Ornella dans sa vie intime et familiale, observer les difficultés auxquelles elle se confronte, cotoyer ses certitudes, ses victoires et ses doutes, ses espoirs et désillusions et l’accompagner jusque dans les coulisses de la scène, pour raconter l’immense combat d’une femme ordinaire.
Marielle Rossignol, photographe